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Quand, assise le soir au bord de ta fenêtre, Devant un coin du ciel qui brille entre les toits, L’aiguille matinale a fatigué tes doigts, Et que ton front comprime une âme qui veut naître. Ta main laisse échapper le lin brodé de fleurs Qui doit parer le front d’heureuses fiancées, Et, de peur de tacher ses teintes nuancées, Tes beaux yeux retiennent leurs pleurs. Sur les murs blancs et nus de ton modeste asile, Pauvre enfant, d’un coup d’œil tout ton destin se lit : Un crucifix de bois au-dessus de ton lit, Un réséda jauni dans un vase d’argile, Sous tes pieds délicats la terre en froids carreaux, Et, près du pain du jour que la balance pèse, Pour ton festin du soir le raisin ou la fraise Que partagent tes passereaux ! Tes mains sur tes genoux un moment se délassent : Puis tu vas t’accouder sur le fer du balcon Où le pampre grimpant, le lierre au noir flocon, A tes cheveux épars, amoureux, s’entrelacent ; Tu verses l’eau de source à ton pâle rosier, Tu gazouilles son air à ton oiseau fidèle Qui becqueté ta lèvre en palpitant de l’aile A travers les barreaux d’osier. Tu contemples le ciel que le soir décoloré, Quelque dôme lointain de lumière écumant, Ou plus haut, seule au fond du vide firmament, L’étoile, comme toi, que Dieu seul voit éclore ; L’odeur des champs en fleurs monte à ton haut séjour, Le vent fait ondoyer tes boucles sur ta tempe ; La nuit ferme le ciel, tu rallumes ta lampe, Et le passé t’efface un jour !… Cependant le bruit monte et la ville respire : L’heure sonne, appelant tout un monde au plaisir ; Dans chaque son confus que ton cœur croit saisir, C’est le bonheur qui vibre ou l’amour qui respire. Les chars grondent en bas et font frissonner l’air ; Comme des dois pressés dans le lit des tempêtes, Ils passent emportant les heureux à leurs fêtes, Laissant sous la roue un éclair. Ceux-là versent au seuil de la scène ravie Cette foule attirée au vent des passions, Et qui veut aspirer d’autres sensations Pour oublier le jour et pour doubler la vie ; Ceux-là rentrent des champs, sur de pliants aciers Berçant les maîtres las d’ombrage et de murmure, Des fleurs sur les coussins, des festons de verdure Enlacés aux crins des coursiers. La musique du bal sort des salles sonores, Sous les pas des danseurs l’air ébranlé frémit, Dans des milliers de voix le chœur chante ou gémit, La ville aspire et rend le bruit par tous les pores. Le long des murs dans l’ombre on entend retentir Des pas aussi nombreux que des gouttes de pluie, Pas indécis d’amant, où l’amante s’appuie Et pèse pour le ralentir. Le front dans tes deux mains, pensive, tu te penches : L’imagination te peint de verts coteaux Tout résonnants du bruit des forets et des eaux, Où s’éteint un beau soir sur des chaumières blanches ; Des sources aux flots bleus voilés de liserons ; Des prés où, quand le pied dans la grande herbe nage, Chaque pas aux genoux fait monter un nuage D’étamine et de moucherons ; Des vents sur les guérets, ces immenses coups d’ailes Qui donnent aux épis leurs sonores frissons ; L’aubépine neigeant sur les nids des buissons, Les verts étangs rasés du vol des hirondelles ; Les vergers allongeant leur grande ombre du soir, Les foyers des hameaux ravivant leurs lumières, Les arbres morts couchés près du seuil des chaumières, Où les couples viennent s’asseoir ; Ces conversations à voix que l’amour brise, Où le mot commencé s’arrête et se repent, Où l’avide bonheur que le doute suspend S’envole après l’aveu que lui ravit la brise ; Ces danses où, l’amant prenant l’amante au vol, Dans le ciel qui s’entr’ouvre elle croit fuir en rêve. Entre le bond léger qui du gazon l’enlève Et son pied qui retombe au sol ! Sous la tente de soie ou dans ton nid de feuille Tu vois rentrer le soir, altéré de tes yeux, Un jeune homme au front mâle, au regard studieux. Votre bonheur tardif dans l’ombre se recueille : Ton épaule s’appuie à celle de l’époux ; Sous son front déridé ton front nu se renverse ; Son œil luit dans ton œil, pendant que ton pied berce Un enfant blond sur tes genoux ! De tes yeux dessillés quand ce voile retombe, Tu sens ta joue humide et tes mains pleines d’eau ; Les murs de ce réduit où flottait ce tableau Semblent se rapprocher pour voûter une tombe ; Ta lampe y jette à peine un reste de clarté, Sous tes beaux pieds d’enfant tes parures s’écoulent, Et tes cheveux épars et les ombres déroulent Leurs ténèbres sur ta beauté. Cependant le temps fuit, la jeunesse s’écoule ; Tes beaux yeux sont cernés d’un rayon de pâleur, Des roses sans soleil ton teint prend la couleur ; Sur ton cœur amaigri ton visage se moule ; Ta lèvre a replié le sourire ; ta voix A perdu cette note où le bonheur tressaille ; Des airs lents et plaintifs mesurent maille à maille Le lin qui grandit sous tes doigts. Eh quoi ! ces jours passés dans un labeur vulgaire A gagner miette à miette un pain trempé de fiel, Cet espace sans air, cet horizon sans ciel, Ces amours s’envolant au son d’un vil salaire, Ces désirs refoulés dans un sein étouffant, Ces baisers, de ton front chassés comme une mouche Qui bourdonne l’été sur les coins de ta bouche, C’est donc là vivre, ô belle enfant ! Nul ne verra briller cette étoile nocturne ! Nul n’entendra chanter ce muet rossignol ! Nul ne respirera ces haleines du sol Que la fleur du désert laisse mourir dans l’urne ! Non, Dieu ne brise pas sous ses fruits immortels L’arbre dont le génie a fait courber la tige ; Ce qu’oublia le temps, ce que l’homme néglige, Il le réserve à ses autels ! Ce qui meurt dans les airs, c’est le ciel qui l’aspire : Les anges amoureux recueillent flots à flots Cette vie écoulée en stériles sanglots ; Leur aile emporte ailleurs ce que ta voix soupire De ces langueurs de l’âme où gémit ton destin, De tes pleurs sur ta joue, hélas ! jamais cueillies, De ces espoirs trompés, et ces mélancolies, Qui pâlissent ion pur matin. Ils composent tes chants, mélodieux murmure Qui s’échappe du cœur par le cœur répondu, Comme l’arbre d’encens que le fer a fendu Verse en baume odorant le sang de sa blessure ! Aux accords du génie, à ces divins concerts, Ils mêlent étonnés ces pleurs de jeune fille Qui tombent de ses yeux et baignent son aiguille, Et tous les soupirs sont des vers ! Savent-ils seulement si le monde l’écoute ? Si l’indigence énerve un génie inconnu ? Si le céleste encens au foyer contenu Avec l’eau de ses yeux dans l’argile s’égoutte ? Qu’importe aux voix du ciel l’humble écho d’ici-bas ? Les plus divins accords qui montent de la terre Sont les élans muets de l’âme solitaire, Que le vent même n’entend pas. Non, je n’ai jamais vu la pâle giroflée, Fleurissant au sommet de quelque vieille tour Que bat le vent du Nord ou l’aile du vautour, Incliner sur le mur sa tige échevelée ; Non, je n’ai jamais vu la stérile beauté, Pâlissant sous ses pleurs sa fleur décolorée, S’exhaler sans amour et mourir ignorée, Sans croire à l’immortalité ! Passe donc tes doigts blancs sur tes yeux, jeune fille, Et laisse évaporer ta vie avec tes chants ! Le souffle du Très-Haut sur chaque herbe des champs Cueille la perle d’or où l’aurore scintille ; Toute vie est un flot de la mer de douleurs ; Leur amertume un jour sera ton ambroisie : Car l’urne de la gloire et de la poésie Ne se remplit que de nos pleurs ! - Alphonse de Lamartine.
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